viernes, 1 de junio de 2007

La Réciprocité dans la nouvelle Constitution

Réciprocité et complémentarité

La réciprocité est un concept important de la nouvelle Constitution bolivienne. On le retrouve par exemple dans la proposition du Pacte d’Unité dans plusieurs articles qui traitent des principes qui devraient régir les relations internes et les relations internationales ; on le retrouve également dans les propositions du MAS.

Il est donc important de préciser comment peut s’appliquer le principe de réciprocité au sein du pays, et entre la Bolivie et les autres pays.

La réciprocité devrait être reconnue comme le principe de différentes structures qui sont les matrices de toutes les valeurs : la justice, la liberté, l’équité, la fraternité, la dignité, etc. Et c’est l’apport fondamental des peuples indiens (indígenas originarios) à la Bolivie que de permettre la création, à volonté, de ces valeurs au sein, non seulement de leurs territoires, mais du pays entier. Cela implique que la réciprocité soit reconnue comme le principe d’organisation et de fonctionnement dans les territoires indigènes. Il faut reconnaître dans la Constitution une territorialité à la réciprocité pour qu’elle puisse se développer, être à la base des relations sociales, économiques et politiques de ces territoires, et pour pouvoir créer des interfaces avec l’échange.

Reprenons l’article 2 de la proposition du Pacte d’Unité : (la Bolivie) se fonde sur les principes d’unité, de solidarité, de réciprocité, de complémentarité, d’harmonie, d’équilibre, d’équité sociale et sexuelle dans la participation, la distribution et la redistribution des produits et des biens sociaux, avec équité sexuelle, pour « vivre bien ».

Ces derniers mois, en Bolivie, l’unité et la complémentarité ont été utilisées pour désigner les modalités des rapports possibles à mettre en place entre l’Orient et l’Occident boliviens, rapports qui dissimulent un antagonisme entre un modèle capitaliste de développement mis en place par les entrepreneurs des terres basses (surtout du département de Santa Cruz), et un modèle de développement plus qualitatif et social proposé dans les Hauts Plateaux. Évidemment, il s’agissait également de trouver un mécanisme pour établir des relations constructives entre la population « camba », de diverses origines (libanaise, juive, etc.), qui contrôle le pouvoir à Santa Cruz, et la population « colla » de l’Altiplano.

Il y a en réalité deux idées sous-jacentes au concept de « complémentarité » tel qu’il est utilisé dans le débat public.

D’une part, un antagonisme de civilisation et de modèle, avec un modèle plus individualiste basé dans une économie d’échange de type libéral, d’un côté, et un modèle plus « communautaire », basé dans une économie de réciprocité, d’un autre côté.

D’autre part, le terme de « complémentarité » fait allusion au concept aymara d’allqa, par lequel on désigne dans les Andes deux termes opposés mais complémentaires, comme le bas et le haut, la droite et la gauche, etc. Ils sont opposés mais complémentaires car un principe les unit : il n’y a pas de bas sans haut, pas de droite sans gauche, etc. Il n’y a pas ici d’antagonisme entre forces contraires car dès le départ, ces oppositions sont liées par un principe commun : la hauteur pour le bas et le haut, la latéralité pour la gauche et la droite.

On le devine, tel n’est pas le cas de la division du pays. Il s’agit bien d’un antagonisme de civilisation – plus que de culture-, un antagonisme historique provenant de la colonisation. Pour dépasser cet antagonisme, il ne serait pas suffisant de déclarer que l’Occident est complémentaire de l’Orient, comme s’il s’agissait de deux moitiés d’un ayllu. On ne pourrait pas non plus se représenter le pays comme un tout, à partir d’une parole d’union pour reprendre les concepts de la théorie de la réciprocité, sans au préalable créer une structure qui permette de dépasser l’antagonisme initial.

Il serait alors souhaitable que cet antagonisme soit reconnu comme la base de la contradiction bolivienne, et de créer des interfaces qui permettent que chacun des modèles de société puisse se développer librement, et permette à la fois le développement de l’autre, qu’il s’agisse d’ailleurs des relations internes ou des relations internationales que la Bolivie établit avec les pays libéraux.

« Unitaire et Plurinational » : une contradiction ?

La proposition indigène d’un « Etat Unitaire et Plurinational », dont nous avons parlé dans l’envoi précédant, fait problème. Comment peut-on être à la fois « Un » et « Plusieurs »? Un idéologue de l’opposition a écrit:

« Joindre dans une seule formule les deux expressions c’est ne pas se rendre compte que ce c’est incohérent, ou mieux encore, c’est ne pas comprendre ce qu’on dit. « Unitaire » est incompatible avec « Plurinational ». « Unitaire » signifie que le pouvoir ou le système des décisions politiques d’un pays réside dans un seul centre, qui s’exprime normalement dans les trois pouvoirs de l’Etat, divisés fonctionnellement mais pas territorialement. Le « plurinational » signifie qu’il existe plusieurs « nations » divisées territorialement et auxquelles il ne serait pas cohérent de nier la constitution de pouvoirs équivalents aux pouvoirs d’un Etat unitaire, ce qui fait que « plurinational » entre en contradiction avec « unitaire ». (…) Dans aucun pays au monde il existe un Etat « plurinational » qui soit à la fois « unitaire », parce que c’est une contradiction de termes : c’est l’un ou l’autre mais pas les deux à la fois ! ».

Ce commentaire est intéressant du point de vue de la théorie de la réciprocité, puisqu’il renvoie au concept de contradiction. On le sait, la logique classique d’Aristote se base sur l’idée qu’une chose qui est identique à soi-même ne peut être identique à une autre chose. Si A est A, A n’est pas B. Ces deux principes (identité et contradiction entre A et B) a fondé toute la pensée occidentale depuis l’Antiquité, jusqu’à l’apparition de la Physique Quantique. Celle-ci découvre en effet que la lumière peut-être onde et particule, selon l’instrument d’observation utilisé par le chercheur. C'est-à-dire que la lumière peut être continue (onde) et discontinue (particule). Dans la primière moitié du XXe siècle, le philosophe et physicien Stéphane Lupasco propose une la logique du contradictoire que l’on peut résumer ainsi : "A tout phénomène ou élément ou événement logique quelconque, et donc au jugement qui le pense, à la proposition qui l'exprime, au signe qui le symbolise : e, par exemple, doit toujours être associé, structuralement et fonctionnellement, un anti-phénomène ou anti-élément ou anti-événement logique, et donc un jugement, une proposition,un signe contradictoire : non-e ; et de telle sorte que e ou non-e ne peut jamais qu'être potentialisé par l'actualisation de non-e ou e, mais non pas disparaître afin que soit non-e soit e puisse se suffire à lui-même dans une indépendance et donc une non-contradiction rigoureuse (comme dans toute logique, classique ou autre, qui se fonde sur l'absoluité du principe de non-contradiction). On voit alors que parmi tous les degrés intermédiaires d'une actualisation/ potentialisation, un moment d'équilibre peut exister, où deux actualisations inverses sont à égalité et s'annulent : Lupasco appelle ce moment contradictoire en lui-même : état-T, "T" comme "Tiers inclus" » (http://mireille.chabal.free.fr/lupasco.htm).

Dominique Temple, quant à lui, découvre que les structures qui permettent de créer à volonté le contradictoire, sont toutes des structures de réciprocité. En effet, la réciprocité « permet à celui qui agit de subir l’action dont il est l’agent grâce à l’action de son partenaire ou d’un autre partenaire de sorte qu’il devienne le siège de l’interaction entre l’agir et le subir. » Entre les deux consciences, la conscience de l’agir et la conscience du subir, il se crée une résultante qui est la même pour tous ceux qui participent de la même structure de réciprocité puisque cette résultante ne peut se construire sans la participation d’autrui. Cette connaissance ne peut pas être une connaissance non-contradictoire, puisqu’elle est la relativisation de l’une et l’autre des consciences antagonistes. Elle est contradictoire et se traduit par une conscience affective.

Cette conscience affective s’exprime cependant par deux modalités distinctes : soit par le principe d’opposition, soit par le principe d’union, dont nous venons de parler dans le texte antérieur. La parole d’opposition est l’expression de cette conscience par l’opposition complémentaire des deux termes qui ont été mis en jeu (les deux moitiés urin et aran de l’ayllu, par exemple) ; la parole d’union, par contre, réunit ce que la parole d’opposition divise : elle s’exprime comme une totalité, non pas homogène et close, mais plutôt le rassemblement de termes légèrement différenciés (la marka dans les Andes qui réunit de nombreux ayllus comme centre cérémoniel, politique ou économique).

Ce qui est contradictoire, en soi, ce n’est pas le fait que l’on puisse se représenter la communauté par une parole d’opposition et, dans d’autres circonstances, par une parole d’union, mais bien ce qui a donné origine à ces deux paroles et qui résulte de la relativisation de forces totalement contraires, non complémentaires, et que l’on appelle le Contradictoire, la conscience affective.

Or, il me semble que la proposition indigène d’un Etat « Unitaire » et « Plurinational » se base plutôt dans le fait que la Bolivie puisse être représentée comme un pays unitaire, la nation bolivienne, mais qu’elle peut également, dans d’autres circonstances, être conçue comme l’articulation de différentes nations. Les deux drapeaux qui flottent sur les murs du Palais Présidentiel depuis l’élection d’Evo Morales, me semblent être une image de cette possibilité de concilier dans un même lieu, l’unité et la diversité.

Mais s’il n’y pas contradiction entre l’un et le deux, lorsqu’il s’agit de se représenter le pays, mais il y en a bien une lorsqu’il s’agit de penser les rapport de civilisation. Ceci est un problème de fond. Pour les partis de l’opposition, le pays est toujours pensé comme une seule nation, même si ils reconnaissent une certaine « dette historique » envers les peuples originaires, et acceptent donc de joindre l’épithète d’interculturel dans leur vision de pays (interculturel étant, soit dit en passant, un autre terme polysémique et ambigu dont on reparlera une autre fois).

Or, ce problème n’est pas abordé. Comment concilier des civilisations dont l’une prône l’échange comme seule modalité de relations, et l’autre, la civilisation amérindienne, qui se fonde sur des rapports de réciprocité ? Voici le vrai antagonisme de base qui requiert alors pour être résolu d’interfaces entre systèmes afin que l’un et l’autre des systèmes puissent se développer librement. Comment des structures de réciprocité auront-elles leur place, non seulement au sein des territoires indigènes, mais dans l’économie nationale ? Quelles interfaces créer pour qu’elles puissent contribuer au développement du pays, du « vivre bien » ? Poser les bonnes questions c’est déjà une partie de la réponse…

(cf. Liens Réciprocité dans les entrées latérales)